Orphée

1950

réalisé par: Jean Cocteau

avec: Jean MaraisFrançois PérierMaria Casares

Moderniser des grands mythes historiques pour les revisiter à notre époque n’est pas une pratique inédite au cinéma. On vous parlait par exemple il y a quelques mois d’“Antigone” de Sophie Deraspe, qui adaptait avec un certain brio la tragédie grecque pour la propulser dans un cadre moderne. Il en est de même pour “Orphée” de Jean Cocteau, le long-métrage sur lequel on s’attarde aujourd’hui.

On est tous familiers de cette histoire: Orphée (ici Jean Marais) est un artiste qui se désintéresse de sa femme Eurydice (Marie Déa). Quand l’instrument de la mort, appelé “Princesse” (Maria Casares), va venir cueillir la belle épouse, Orphée va se rendre compte de son erreur et va s’enfoncer dans les enfers, accompagné du mystérieux Heurtebise (François Périer), pour reconquérir Eurydice. Une condition va toutefois lui être imposée pour revenir sur terre: ne plus jamais lever les yeux sur sa partenaire sous peine de la voir disparaître. Un impératif auquel Orphée n’arrivera pas à se tenir. Voilà, toute cette légende, on la connaît depuis des millénaires et Jean Cocteau va nous proposer, “si nous le voulons bien” comme l’énonce le film en introduction, de la redécouvrir à l’époque du film, l’année 1950.

C’est donc à travers tout un tas d’artifices et d’éléments scénaristiques que le cinéaste va adapter le mythe, avec une certaine malice. Les aides de la mort deviennent par exemple deux motards roulant à un train d’enfer sur leurs bécannes pétradantes, les messages de l’au-delà que capte Orphée sont transmis par la radio d’une luxueuse Rolls Royce, Aglaonice, une amie d’Eurydice, préside un groupe féministe… Autant de petites variations astucieuses autour du mythe originel qui fonctionnent parfaitement dans la proposition de Cocteau.

Comme souvent avec le cinéaste, son intelligence ne s’épanouit pas que dans le scénario mais également à travers un paquet d’idées visuelles simples et efficaces. On pense à ces séquences diffusées en marche arrière pour nous donner une impression de magie mystique, ou encore la scène fabuleuse où Orphée arpente les enfers avec peine alors qu’Heurtebise semble flotter calmement dans les airs grâce à un jeu de projection. Cocteau est un magicien du septième art dans le sens le plus littéral possible: il rend palpable le fantastique avec peu de moyens. Additionné à sa poésie de chaque instant comme peuvent en attester les errances de Orphées dans les rues désertes, le film en devient exquis.

« Instant mime. »

Avec un panache assumé, Cocteau va affirmer une ébullition artistique totale dans son œuvre: la poésie, la musique, le dessin en ouverture… Presque tous les arts sont convoqués dans son film et y trouvent une place de choix. Pour mieux les mettre en valeur, le cinéaste va imposer un jeu de lumière, naturelle ou artificielle, qui donne un contraste travaillé à son image: un environnement parfait.

Puis enfin, pour conclure sur la forme, il va faire preuve d’une science de la direction d’acteurs follement maîtrisée. Les distances sont calculées, les hauteurs, les mouvements et bien d’autres paramètres. Cocteau ne laisse rien au hasard, il est le chef-d’orchestre de ses comédiens et permet ainsi à Jean Marais et au reste du casting d’offrir des performances sublimes, jamais lourdes malgré le poids du récit mais plutôt mystérieuses et envoûtantes.

Quand est-il du message de fond du film? Les Réfracteurs sont de simples amateurs, éclairés certes, mais humbles. On a conscience que des hordes d’académiciens ont consacré leur vie entière au mythe d’Orphée et c’est avec une certaine retenue qu’on vous expose ce que nous avons personnellement absorbé de la proposition de Jean Cocteau. En premier lieu, on y a vu une réflexion poussée sur la quête de l’inspiration artistique. Orphée délaisse Eurydice pour trouver un second souffle à sa carrière de poète. Totalement consumé par son ambition, c’est cette démarche qui va condamner son couple. Cocteau, lui-même artiste de génie, semble étaler un véritable dilemme inhérent à tous les créateurs et qui ne connaît pas de réponses claires.

Cette thèse va de paire avec tout ce qu’“Orphée” raconte sur l’amour. Celui fusionnel qu’on oublie pourtant facilement une fois aveuglé par les sirènes de la gloire. Le long-métrage nous invite à prendre conscience de notre bonheur personnel et à savoir lâcher prise pour ne pas mettre totalement en péril notre couple. Que ce soit Orphée, Eurydice, La princesse de la mort ou même Heurtebise, cette histoire ancestrale propose aussi une certaine vision de l’amour à sens unique et des limites qu’il admet. Jusqu’où aller par passion? Jusqu’au sacrifice moral voire au handicap? La mort peut-être même? Sans donner de réponse claire, Cocteau nous renvoie chacun à notre propre vision de ce sentiment et nous invite à y réfléchir.

Le pari de la modernité est réussi avec cette remise au goût du jour du mythe d’“Orphée”. Un mélange de retenue scénaristique et de poésie de l’image qui séduit et interpelle.

Nicolas Marquis

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