1991
réalisé par: Lars von Trier
avec: Barbara Sukowa, Jean-Marc Barr, Udo Kier
On a déjà évoqué ensemble à plusieurs reprises la force du cinéma pour panser les blessures les plus profondes, mais avant de passer au traitement, quand est-il du diagnostic? On se penche aujourd’hui sur l’un de ces films qui tentent de mettre des mots et des images sur les circonstances humaines les plus dramatiques. C’est le propre de l’homme: tenter de se représenter la souffrance pour mieux l’assimiler. Exemple aujourd’hui avec “Europa” de Lars Von Trier.
À peine la Seconde Guerre mondiale terminée, Léopold (Jean-Marc Barr) va regagner l’Allemagne, pays que ses parents ont fui au début des troubles, pour participer à l’effort de reconstruction. Employé d’une compagnie de train, il va découvrir une Allemagne morcelée, composée de multitudes de sentiments différents vis-à-vis de l’Histoire.
Voilà probablement ce que le film fait de mieux: transcrire le schisme idéologique de l’époque, d’une Allemagne à peine remise de ses blessures. Chaque personnage est une nuance nouvelle, et Lars Von Trier impose suffisamment de protagonistes pour que son film puisse se vanter d’une certaine exhaustivité des états d’esprits de l’époque.
D’ailleurs, ce train que parcourt Leopold est un indice on ne peut plus clair quand au regard que porte Lars Von Trier sur l’Histoire. Évoquer le rail à ce moment, c’est fatalement évoquer les trains qui acheminaient les juifs et autres prisonniers vers les camps de la mort. Le cinéaste n’hésite pas à employer ce symbole pour alimenter son contenu et le message est clair: ces cimetières ambulants circulent toujours, seul le crime a changé.
Pour étayer son contenu, Lars Von Trier va faire étalage de son talent en expérimentant. Sa science du clair-obscur s’accompagne de cadrages osés, généralement avec une certaine économie de moyen mais efficace tout de même.
Mais toutes ses techniques n’ont pas aussi bien vieilli. Si passe encore ses scènes où sont projetés en arrière-plan des personnages aux dimensions démesurées par rapport à l’acteur au premier plan, on est bien plus réservé concernant les inserts de couleur. Presque entièrement en noir et blanc, le film propose ces virgules chromatiques à des moments-clé, pour souligner une action ou une pensée. Un procédé toujours utile mais qui porte les stigmates du temps qui passe.
« Il est interdit de porter son slip sur la tête dans un train »
Plus intéressant nous a semblé, dans cette représentation du train, le système de classes qu’adopte Lars Von Trier. Si l’essentiel de son film prend place en première, il n’oublie pas d’égrener les tristes voyageurs des autres compartiments, comme rangés du faste le plus total de la classe dominante en crescendo jusqu’à la misère totale de la queue du train.
Lars Von Trier ne met pourtant pas que l’Allemagne en cause. Son exposition de l’interventionnisme américain ressort efficacement de son film. Héroïque en diable, pensant relever tous les défis, ils ne sont en général qu’une embûche de plus vers la cohésion d’une nation mortifère. Plutôt gonflées, ces scènes permettent de respirer un peu en sortant du cadre strictement allemand.
On replonge pourtant inexorablement dans cette chronique de terres en ruine, véritable démonstration d’une vérité glaçante: à peine libérée, l’Allemagne ne demande qu’à se scinder en deux comme l’a démontré la triste réalité. Le cinéaste oppose deux camps farouchement: d’un côté les anciens qui regretteraient presque le temps des pires horreurs, et d’un autre ceux qui veulent nettoyer par le vide les derniers reliquats du régime nazi.
Et dans cette affirmation déjà apparente du bloc Est et Ouest, Lars Von Trier amène déjà tout un tas de réflexions envers les dérives de ces deux idéologies. Les premiers élans totalitaires se font sentir de part et d’autre, et le divorce est déjà consommé.
Malheureusement, “Europa” est aussi l’un des films de Lars Von Trier les plus cryptiques. En manque de vrai moteur narratif, le réalisateur expose simplement des personnages mais manque de liant. La narration du film est franchement laborieuse et on reste sûr et certain qu’”Europa” ne se réserve qu’à un public de cinéphiles de l’extrême (tel que nous).
Pour sa façon de délimiter la pluralité des sentiments allemands, “Europa” impressionne. Pour ce qui est de certains essais techniques et de sa narration, on ne saurait trop le dire: le film est à réserver aux plus aguerris.