
(We3)
2004
Scénario : Grant Morrison
Dessins : Frank Quitely
Livre obtenu par nos propres moyens
Duo écossais
Jouissant d’une aura incomparable dans le monde du comics, Grant Morrison a durablement marqué l’Histoire de son médium, tout au long de ses quarante ans de carrière. Faisant d’une forme de complexité et de sophistication sa marque de fabrique, l’auteur a plongé ses lecteurs dans un univers parfois difficile d’approche, mais d’une richesse inégalée. De DC à Marvel, de 2000AD à BOOM!, l’écossais de naissance, figure de proue de la British Invasion des années 1980, s’est approprié les plus grands héros de la bande dessinée américaine, et y a imposé sa patte légendaire. Pourtant, sa réputation d’artiste insaisissable est partiellement usurpée. Si à l’évidence certaines de ses œuvres sont nébuleuses au point de pulvériser les frontières des cases, d’autres de ses travaux sont plus accessibles, témoignant de l’adaptabilité d’un caméléon du comics. Grant Morrison affirme même quelques thèmes récurrents au fil de ses scénarios, guidant son lectorat dans les méandres de sa psyché et de ses angoisses.
Une sensibilité particulière à la détresse animale habite ainsi une partie de son œuvre. En 1986, son run iconique sur Animal Man lui avait ouvert les portes des grandes firmes américaines du neuvième art, et faisait de la protection des espèces vivantes l’un des fils de son intrigue. Presque vingt ans plus tard, Grant Morrison n’a rien perdu de sa flamme de révolte. Avec Nou3, l’auteur fait à nouveau retentir un cri d’alarme, dans les trois numéros de cette mini-série publiée par Vertigo. Le point de vue adopté diffère néanmoins radicalement. Si Animal Man témoignait de la prise de conscience d’un homme aux tourments de la faune, Nou3 fait des bêtes les protagonistes du récit, et assimile régulièrement la perception du lecteur à celle des animaux. À plusieurs décennies d’écart, les deux travaux de Grant Morrison apparaissent malicieusement symétriques.

Pour l’accompagner dans cette nouvelle odyssée, l’auteur est accompagné d’un dessinateur avec lequel il a noué une relation de confiance absolue. L’illustrateur Frank Quitely partage nombre de traits communs avec Grant Morrison, et est issu de la même culture : tous deux sont écossais, tous deux sont des enfants des années 1960. Leurs trajectoires se croisent pour la première fois en 1996, à l’occasion de la mini-série Flex Mentallo, un spin-off de Doom Patrol, série sur laquelle planche également à l’époque le scénariste. Pour Frank Quitely, cette opportunité constitue son premier travail de grande envergure pour DC et initie son périple prestigieux dans le monde du comics américain. Plus qu’un parrain bienveillant, Grant Morrison devient un frère d’armes pour le dessinateur, et un binôme mythique se forme. Quatre ans plus tard, le duo livre au monde l’une de leur plus grande œuvre. En s’appropriant la Justice League avec JLA : Terre 2, les deux britanniques s’amusent des codes établis, offrant avec malice la représentation d’une galerie de super-héros maléfiques, qu’ils n’ont néanmoins pas créés, sur une planète où triomphe le mal. À peine quelques mois plus tard, les deux artistes sont invités à côtoyer un autre panthéon, cette fois chez Marvel, avec New X-Men, nouvelle preuve de la confiance des décisionnaires du milieu pour prêter à Grant Morrison et Frank Quitely les personnages les plus mythiques de leur écurie, alors en perte de vitesse. Cependant, en 2004, les deux hommes s’accordent une respiration. Loin des surhommes légendaires du monde du comics, Nou3 s’affirme comme un récit plus intimiste, aux enjeux plus modestes, mais au message capital.
Royaume animal
Nou3 relate l’histoire de trois animaux cobayes d’un programme scientifique de l’armée américaine, ignoblement robotisés, équipés d’un arsenal létal, et pilotés par les soldats pour mettre à mort les cibles désignées. Alors qu’ils sont sur le point d’être abattus car devenus obsolètes, le chien nommé 1, le chat 2, et le lapin 3, sont libérés de leur cage et de leur conditionnement mental par celle qui a dirigé leur conception et qui s’émeut tardivement du sort qui les attend. En pleine nature, une course poursuite s’amorce entre les bêtes qui découvrent la liberté en quête d’un refuge, et les militaires lancés à leurs trousses pour les détruire.
En faisant des protagonistes de l’histoire les trois espèces d’animaux de compagnie les plus répandus aux USA, Nou3 impose une empathie naturelle chez le lecteur, qui est à la base de la démarche de Grant Morrison et Frank Quitely. Avant même de songer au déroulé de leur histoire et à la robotisation de leurs personnages, les deux artistes ont travaillé à l’élaboration de petites affiches relatives à des animaux disparus, semblables à celles que l’on peut trouver sur les devantures des magasins, et qui confèrent à 1, 2 et 3 un passé imaginaire au coeur d’un foyer heureux. Dans des teintes beaucoup plus pastelles que le reste du comics, chacune de ces reproductions installent avec brio et nostalgie un lien affectif implicite en une simple planche. Le lecteur, à l’inverse des soldats, ne peut pas considérer les héros du récit comme de simples bêtes désincarnées, il éprouve le poids émotionnel de leurs tourments. Dans une quête irraisonnée de puissance, l’homme a perverti la vie, et imposé une souffrance aussi bien physique que morale. Alors que les hauts gradés affirment que l’existence des protagonistes ne vaut rien, la personnification des animaux impose l’idée contraire, notamment en conférant aux cobayes une aptitude, certes minime, à la parole. Les déclarations de 1, 2 et 3 sont basiques, mais suffisent à transcrire leurs besoins primaires, comme la quête perpétuelle poignante d’un foyer pour le chien.

Néanmoins, en mécanisant les bêtes, les scientifiques les ont injustement exclu de la nature, avec laquelle l’harmonie n’est plus possible. Lorsque les héros prennent la fuite, ils sèment par inadvertance la mort d’autres animaux sur leur chemin, incapables de contenir leur puissance. La perte de cet équilibre souligne la détresse des protagonistes de Nou3. Les expériences sordides pratiquées sur eux les ont rendu initialement inaptes à s’épanouir dans les terres sauvages, en plus de les avoir fait souffrir ostensiblement. Ils restent au fond d’eux des animaux, en proie à leurs pulsions primaires, mais ne peuvent plus les appliquer en symbiose avec leur environnement. Grant Morrison et Frank Quitely, avec un cynisme de circonstance, emploient l’instinct protecteur du chien pour manifester cette perte néfastes de repères. Alors que dans une case, 1 semble sauver un homme de la noyade, on découvre dans la suivante qu’il n’a fait que ramener un cadavre sur le rivage, inconscient de la mort de la victime. Pour retrouver une forme d’équilibre, les animaux sont amenés à se défaire de leur carapace robotique. Les militaires ont transformé chacun de leurs attributs en arme, à l’instar du chat dont la furtivité naturelle a été pervertie pour en faire un assassin silencieux. 1, 2 et 3 sont dès lors convaincus que leur enveloppe charnelle est faite de métal. Ce n’est qu’à la découverte d’une couche de poil sous l’acier froid que la prise de conscience de l’immondice qu’ils ont subi prend place, et que l’animal redevient simple bête.
Pour propulser davantage le lecteur dans la peau des protagonistes, Frank Quitely opte le plus souvent pour un point de vue analogue à celui d’un animal. Non seulement le dessinateur emploie énormément des vues subjectives des héros, mais il choisit également d’illustrer régulièrement Nou3 au raz du sol, comme si son cadrage émulait la vision d’une bête, et celà même lorsque seuls des humains sont présents dans les scènes. Très fréquemment les jambes des personnages uniquement sont visibles, obstruant volontairement le champ de vision du lecteur. L’expérience de la bestialité est décuplée dans le découpage. Lors d’une séquence, un homme affirme que les cobayes du récit ne perçoivent pas le temps comme les humains, et Frank Quitely redouble d’ingéniosité pour restituer cette notion différente de l’instant présent propre aux animaux. L’illustrateur s’affranchit totalement du gaufrier ordinaire pour offrir parfois une multitude de petites cases éparpillées qui sont autant de très gros plans ciblés, parfois pour faire littéralement traverser le cadre à un des protagonistes. Les secondes qui s’écoulent sont perçues selon les sensations des trois héros.
Bestialité humaine
Bien que le lecteur soit souvent amené à épouser le point de vue d’une bête, les animaux au centre du récit sont régulièrement humanisés par le scénario. Outre la parole qui leur est donnée, Grant Morrison confère un large spectre d’émotions d’habitude réservées aux hommes, à 1, 2 et 3. Si il est permis de voir dans la méfiance du chat une exagération de l’indépendance propre aux félins, les scènes récurrentes où le chien se met à pleurer font basculer les protagonistes dans un niveau de conscience supérieur à leurs semblables. Avec une intelligence manifeste, le scénariste offre à ses tristes héros un très léger supplément d’âme qui suffit à décupler l’empathie éprouvée, l’émotion ressentie et l’indignation légitime. Mais si Grant Morrison réussit à inviter son lecteur à s’identifier aux animaux, il ne manque pas de lui opposer aussi un miroir, vive accusation de l’immondice de l’humanité envers les bêtes. Face à ces cobayes qui peuvent s’exprimer, les hauts gradés militaires s’offusquent de leur droit à la parole, et éprouvent un dégoût manifeste de ce qu’ils perçoivent comme une perversion, alors qu’ils sont les premiers à trahir les lois de la nature dans un but macabre. Plus tard dans le récit, un chasseur n’hésite pas à faire feu sur 3, lui aussi effrayé par la voix du lapin. Alors que la robotisation des animaux, et les souffrances qui en découlent, sont admises, la verbalisation de la personnalité des bêtes est injustement vécue comme une horreur absolue par les plus étroits d’esprit. L’homme est sinistrement prêt à propager le mal dès lors qu’il ne se confronte pas aux plaintes de ses victimes.

Toutefois, Nou3 ne dépeint pas une humanité entièrement néfaste, et offre une poignée, certes restreinte, de personnages acquis à la cause des cobayes dans une certaine mesure. Grant Morrison tient néanmoins à faire de ces hommes et femmes des exclus de la société, de manière implicite. La scientifique qui libère les trois protagonistes est marginalisée par ses supérieurs, et est également une femme à la peau noire. Même si le comics ne se lance jamais dans une dénonciation du sexisme ou du racisme, il est permis d’y voir une allusion discrète. De façon beaucoup plus ostensible, un sans-abri se prend de compassion pour les cobayes, voyant au-delà de leurs carapaces métalliques pour percevoir leur douleur. Pour comprendre 1, 2 et 3, le partage d’une détresse commune, liée à l’exclusion sociétale, est nécessaire. Nou3 prolonge le lien ainsi tissé en plaçant parfois l’homme dans une position similaire à celle d’un animal. Dans les premières images du comics, un homme aperçu sur un tapis roulant évoque un rongeur qui court après le vide dans la roue de sa cage, un parallèle accentué par les stries des planches de bois qui cloisonnent la fenêtre, rappelant des barreaux. Pour le sans domicile, le refus de son humanité passe par le verbe. Interpellé par des militaires à la recherche des animaux, on lui promet un repas s’il dénonce les bêtes, comme on offre une friandise à un chien obéissant. Néanmoins, le sans abris ne peut accepter : il comprend la peine de 1, 2 et 3 mieux que personne dans le récit.
Course à l’armement
Dès lors qu’une classe opprimée se dessine, un système de gouvernance injuste émerge, et Nou3 s’impose comme une fronde sévère contre un pouvoir aveuglé, semant la dépravation et la souffrance dans sa course à la puissance. Ouvertement, le comics fait se fondre les instances politiques, militaires, et scientifiques, pour ne former qu’un ensemble néfaste, pourvoyeur du malheur. Durant les premières cases, Frank Quitely représente chacun de ses émissaires dans une seule et même image, et nous prive régulièrement de leur visage. Nou3 ne dénonce pas des êtres en particulier, mais plutôt le concept d’autorité supérieure dans sa globalité, pensant œuvrer pour le bien commun mais se coupant par là même de la souffrance de ceux qu’elle devrait protéger. Dans une course à l’armement, le pouvoir pense s’anoblir en soustrayant les soldats du champ de bataille, mais ne se rend pas compte qu’il pervertit le vivant, commettant un péché impardonnable. Le concept de “guerre propre” est clairement refusé par le comics, qui comprend parfaitement que toute forme de conflit porte son lot de malheurs, dès lors qu’il est envisagé. En 2004, Nou3 anticipe tragiquement la “crise des drônes” qui frappera les USA dix ans plus tard, lorsqu’une partie des américains s’offusquera des pertes civiles provoquées au Moyen-Orient par une mauvaise utilisation de la technologie. En représentant l’appareil qui pilote les cobayes sous la forme d’une manette de jeu, Frank Quitely souffle l’idée que les nouvelles technologies sont vues comme un amusement anodin par les forces armées, alors que ce n’est là qu’une nouvelle gâchette camouflée. La guerre salit les hommes, invariablement.

La poursuite de nouvelles formes d’armement est tissée tout au long du comics, alors que les scientifiques cherchent à miniaturiser leurs découvertes, en robotisant des rats, ou à obtenir l’instrument de mort le plus gigantesque possible, sous les traits d’un féroce molosse imposant. Dans la course à l’innovation, l’homme enlaidit son monde, souille la vie et ignore la souffrance des êtres vivants. Alors que l’affection est un besoin clairement exprimé par 1, le dirigeant militaire qui visite le complexe scientifique est horrifié de la verbalisation de cette envie de reconnaissance, et cet événement déclenche sa colère au point qu’il décrète la mise à mort des cobayes. Pourtant, dès l’instant suivant, le haut gradé se lave les mains de sa décision barbare, énonçant lamentablement qu’il a lui-même deux chiens, comme si le geste pouvait être ainsi excusé. Il est permis de se demander si avec cette scène qui intervient dès l’entame du récit, Grant Morrison ne convoque pas l’image de véritables soldats. En 2004, les USA s’enlisent en Afghanistan, et la détresse des militaires est ignorée par les instances dirigeantes restées au pays. L’expression du désarroi est même souvent assimilée à une forme de trahison, que l’exécutif punit. Loin du front, les hommes enorgueillis de pouvoir choisissent volontairement d’ignorer la souffrance.

À la fois pertinent sur la souffrance animale, et judicieusement critique sur la folie d’un pouvoir fou de puissance, Nou3 est une œuvre éclatante de pertinence sur des questions fondamentales.
Nou3 est disponible chez Urban Comics.