(Mi país imaginario)
2022
Réalisé par : Patricio Guzmán
Film fourni par Pyramide Films
Dans le chaos politique chilien des années 1970, le documentariste Patricio Guzmán a forgé son regard cinématographique entre sang et fureur. Témoin privilégié des basculements autoritaires de son pays, le réalisateur a gravé l’Histoire sur pellicule, pour immortaliser la déchéance d’une nation. Pierre angulaire de sa filmographie et première étape de son parcours artistique, la trilogie La Bataille du Chili, tournée entre 1972 et 1979 et longue de cinq heures, relate le crépuscule des espoirs nés avec l’accession au pouvoir du président Salvador Allende, et l’horreur de sa chute en 1973, victime du coup d’État militaire du tyran Augusto Pinochet. Prisonnier de la folie de ses dirigeants, un pays s’effondre et sombre dans la barbarie. Si les premières ébauches de son œuvre sont saluées à travers le monde, Patricio Guzmán est maudit sur ses terres par un pouvoir ivre de violence. Durant deux semaines, à l’instar de milliers de ses compatriotes engagés et révoltés, le cinéaste est enfermé au cœur du Stade National, métamorphosé en camp de détention géant. Chaque jour, ses bourreaux mettent en scène sa mort, laissant planer sur lui l’ombre de la sentence injuste ultime. Survivant de l’infamie, le réalisateur tente de renouer avec la beauté de l’être humain et des paysages chiliens en conjuguant onirisme et exercice documentaire. Après des années d’exil loin de son pays, Patricio Guzmán se met en quête d’une vérité supérieure et tente de percer les mystères du cosmos dans une nouvelle trilogie, initiée à l’aube des années 2010. Ensorcelant et hypnotique, le triptyque formé par Nostalgie de la lumière, Le bouton de nacre et La Cordillère des songes accentue la renommée internationale dont jouit le cinéaste. En communiant avec ses étranges protagonistes, le regard tourné vers les cieux, le documentariste se métamorphose en poète de la réalité.
Toutefois, en octobre 2019, le vent de révolte politique qui souffle sur le Chili incite Patricio Guzmán à s’ériger une nouvelle fois en témoin des bouleversements de son pays. Durant plusieurs semaines, plus d’un million de citoyens s’emparent des rues de la capitale, se heurtent aux forces de l’ordre souhaitant réprimer le soulèvement et réclament l’égalité. Dans le sillage des étudiants qui ont été les premiers à manifester, une nation toute entière affronte violemment le pouvoir en place et exige notamment une revalorisation des retraites, un meilleur accès aux services de santé, et plus généralement un respect de la dignité humaine dans un pays frappé par la précarité. Au premier rang des indignés, les femmes dénoncent les maux d’un système patriarcal qui les opprime, et font entendre leur voix. Le Chili s’embrase, le peuple uni se réapproprie la démocratie, et des flammes d’octobre 2019 naîtra une nouvelle constitution, la première depuis l’ère Pinochet, élaborée en partie par les insurgés. Avec son film documentaire Mon pays imaginaire, désormais disponible en DVD chez Pyramide Films, Patricio Guzmán capte l’essence de cette lutte qui a transformé à jamais le Chili.
La fournaise naît d’une simple étincelle, avant d’étendre ses flammes à tout un pays. L’âme de la révolte populaire trouve ses racines dans une nouvelle vexation qui devient l’affront de trop, le point de non-retour d’une contestation populaire généralisée. Il suffit d’une poignée d’êtres déterminés à ne plus subir les outrages d’un gouvernement aveugle pour inviter les opprimés à se soulever et pour que la trajectoire d’une nation change pour toujours. En octobre 2019, l’augmentation significative du tarif des tickets de métro chiliens provoque la colère des lycéens. Victimes de conditions de vie fortement précaires, les étudiants refusent de subir cette nouvelle offense et font de la désobéissance civile un acte citoyen. En masse, ils envahissent les couloirs du réseau de transport urbain et fraudent ouvertement pour manifester leur mécontentement, poursuivis par une police dépassée par leur nombre. La jeunesse montre la voie, ceux qui sont promis à un sombre avenir s’affranchissent de la fatalité et réveillent une population jusqu’alors résignée à son triste sort. Le terreau d’une agglomération de toutes les peines prend forme dans ces prémices spontanés et désorganisés. L’indignation n’a pas de visage médiatisé, pas de figure de proue clairement identifiée, elle n’est incarnée que dans l’infinie masse d’hommes et de femmes réunie dans les rues de Santiago. Mille revendications s’expriment dans les chants et sur les banderoles, mais l’expression d’une douleur commune émerge, dirigée contre des instances politiques qui ne gouvernent plus pour le peuple. Jadis divisé, le Chili est désormais rassemblé dans un hurlement de souffrance et dans l’exigence d’une nouvelle société égalitaire. Au mutisme criminel du gouvernement répondent les slogans d’adolescents et de retraités, de célibataires et de mères de familles, de ruraux et de citadins. Le pouvoir en place n’est plus au service des citoyens, alors les chiliens se réapproprient les symboles de la nation, dans un élan insurrectionnel légitime, prêt à affronter les violences policières qui feront trente-deux morts parmi les manifestants. Sur la Plaza Baquedano renommée “Place de la dignité”, le drapeau national flotte dans Mon pays imaginaire, criblé d’impacts de balles, avant de retrouver son intégrité au terme du film et du nouveau processus démocratique. Le vieux monde doit mourir pour que dans les cortèges prenne forme un nouveau futur.
La lutte pour la justice sociale est une guerre civile selon les captations des manifestations offertes par Patricio Guzmán. Chars contre pierres, boucliers contre tôles, matraques contre poings brandis, armes à feu contre bref repli avant le reflux irrépressible des cortèges, fumigènes contre chants de révolte, le Chili s’insurge et nul pouvoir ne pourra le faire reculer. Pas même les évocations des martyrs des combats, morts ou éborgnés, ne peuvent ébranler l’esprit de la révolte. Chaque rebelle légitime tombé sous les coups d’une police proche de la milice partisane galvanise les foules. Le combat se livre pour le futur, mais se cimente à travers les drames du présent. Au centre de Mon pays imaginaire, les soignants volontaires qui viennent au chevet des blessés semblent tout aussi désemparés par l’ampleur de leur tâche et par les risques encourus que déterminés à venir en aide à chaque chilien dans le besoin. Face à une administration qui réprime l’expression du peuple, la population forme ses nouveaux bénévoles, avec leurs propres nouveaux uniformes. L’insurrection s’organise, se structure et assure le secours pour entretenir l’âme de la révolution. Pour chaque combattant de première ligne qui s’écroule face aux coups des dévots du pouvoir, deux autres s’érigent et prennent sa place, forçant les garants de l’injustice au recul. Pourtant, selon plusieurs intervenants de Mon pays imaginaire, les affrontements entre manifestants et forces de l’ordre ne sont que la partie la plus visible de la lutte. Une importance égale est donnée à ceux qui, en retrait, ne font que porter de simples banderoles, loin des échauffourées. Le soulèvement chilien n’est pas fragmenté entre pugilistes et pacifistes, tous les participants sont réunis pour former un seul corps opposé à l’autocratie, malgré l’extrême diversité des revendications. Durant quelques minutes, les infinies sarabandes de Santiago sont même festives. Les concerts de casseroles et les fanfares fusionnent leur sonorité pour reprendre en chœur l’hymne national ou l’intemporel Bella Ciao. Les insoumis masqués frôlent les hommes déguisés, venus faire de leur camp celui de la vie et de la joie, face à celui de la répression funeste. Bientôt, les uniformes et les véhicules gris du pouvoir sont arrosés de gerbes de peinture multicolores indélébiles, donnant à Mon pays imaginaire l’étrange aura de témoignage d’une guerre onirique, pourtant livrée pour des changements concrets.
Au cœur de ce bouleversement national, les femmes chiliennes sont au centre de la réflexion de Patricio Guzmán et les uniques intervenantes face à la caméra. Philosophes ou cinéastes, politiciennes ou photographes, étudiantes ou poétesses, elles se relaient dans la confession de leur douleur, jusqu’ici ignorée par un pays aux mains des hommes depuis la nuit des temps. À travers les coups d’éclat des manifestants et les avancées politiques, le patriarcat meurt enfin, laissant la place à l’expression d’une souffrance dont la verbalisation est nécessaire. Si elles n’avaient presque jamais la parole jusqu’alors, les femmes sont enfin entendues. Dans une nation où 70% des familles sont monoparentales et uniquement dirigées par les mères, et où les épouses endeuillées ont naguère dû venir reconnaître la dépouille de leurs époux après les heures noires de la dictature, un nouvel équilibre s’affirme. L’intellectualisation de la révolte populaire et sa métamorphose en changement sociétal profond redonne aux chiliennes leur place légitime. De celles qui déclament collectivement une tirade incendiaire contre le viol, les yeux bandés dans les rues de Santiago, à celles qui siègent enfin au Parlement, un élan commun mène les femmes de la colère des manifestations à l’élaboration d’une nouvelle constitution. Pour la toute première fois, les textes de lois fondamentaux qui n’avaient que peu été modifiés depuis l’ère Pinochet, sont élaborés dans un hémicycle qui accueillent autant d’hommes que de femmes, et qui est symboliquement dirigé par une rurale des terres reculées du Chili. Une pensée jusqu’ici muselée trouve enfin écho entre les colonnes de marbre des bâtiments parlementaires. Si le peuple assure la pérennité de l’héritage du soulèvement de 2019, plus rien ne pourra reléguer à nouveau les femmes au rang de citoyennes de seconde zone.
Puisque l’espace politique était interdit aux insurgés, les manifestants ont fait de l’art un levier essentiel de leur révolte. Poésie et peinture se côtoient dans les rues de Santiago, à la violence des affrontements avec la police succède l’expression créatrice de ceux qui entendent changer le monde culturel autant que le moule sociétal dépassé. La révolution est un terrain d’expression de la pensée, une toile vierge qui se pare des couleurs de l’insurrection. Battant le pavé, les insoumis font des chansons populaires des chants de guerre et des graffitis de précieuses peintures. Dépourvus de tout bien, les opprimés ont l’imaginaire pour ultime ressource, la créativité devient un droit inaliénable. En se convergeant vers la Plaza Baquedano et en grimpant sur la statue d’un auguste personnage historique chilien, les rebelles de 2019 font se rencontrer passé et présent, mais aussi revendication et sculpture. À cheval sur les monticules, le drapeau chilien dans les mains, les hommes font retentir le cri sauvage d’une colère inscrite dans l’Histoire d’un pays. Mon pays imaginaire est en lui-même une incarnation de cette connivence entre art et élan démocratique. Grâce au travail de Patricio Guzmán, le cinéma se joint à l’esprit de la lutte pour en être un prolongement. Même si le long métrage est documentaire, l’esthétisation graphique dont fait preuve le réalisateur au moment de filmer les pierres qui ont servi d’arme aux manifestants quitte la restitution froide des évènements pour s’épanouir dans une symbolique visuelle qui transcende la réalité, pour relater une vérité plus profonde, celle de l’âme. Par tous les moyens disponibles, le cri de souffrance doit être entendu, “Le silence est complice” selon les mots des révoltés, la culture doit se joindre à leur doléance, car l’une de ses missions premières est de capter les angoisses de son époque.
Ce qui n’était alors qu’un rêve utopique né dans le chaos des affrontements de la rue, regroupant au début une dizaine de lycéens avant de fédérer plus d’un million de chiliens de tous horizons, trouve sa concrétisation dans la validation démocratique des aspirations d’un peuple. À nouveau souverains et maîtres de leur destin politique, les hommes et les femmes se massent dans les isoloirs pour faire entendre leur voix, dans la non-violence et le respect des institutions transformées. Le combat a été mené sur le bitume, la victoire s’exprime sur les bulletins de vote qui confirment l’universalité de l’esprit de la lutte. Uniquement espéré à l’entame du film, le futur devient concret lors de son terme. Il y a maintenant 50 ans, le Stade National où a été détenu Patricio Guzmán était le plus grand “camp de concentration” d’Augusto Pinochet, il est aujourd’hui le plus grand bureau de vote du pays. Dans les ruines d’un passé traumatique, un avenir meilleur se dessine, les blessures d’antan se cicatrisent sur les fondements d’une nouvelle démocratie. L’espoir des années de mandature de Salvador Allende, montré brièvement dans Mon pays imaginaire, ressuscite. L’équilibre social, l’idéal de progrès commun, la fin des élites et de leurs privilèges sont à nouveau une réalité exprimée dans les urnes. Les barricades qui encerclent la Place de la Dignité ne peuvent plus tenir, elles s’effondrent face à la fureur légitime d’un peuple qui refuse que sa souveraineté lui soit à nouveau dérobée. À l’autre bout du monde, les casseroles ont vaincu les fusils à pompe. Ici un monde nouveau a vu le jour, ici l’égalité a triomphé, ici les promesses de meilleurs lendemain sont devenues concrètes, protégées par un peuple uni dans l’indignation et dans la revendication de son droit à l’équité et à la parité.
Documentaire essentiel sur un pays mais aussi sur une photographie universelle des luttes sociales modernes, Mon pays imaginaire est une pépite indispensable, aussi complète que parfaite.
Mon pays imaginaire est disponible en DVD chez Pyramide Films, avec en bonus :
– Place Baquedano (15mn)
– L’Assemblée constituante (13mn)
– Court-métrage : MI PAÍS IMAGINARIO (15mn)
Ping : Les Colons - Les Réfracteurs