Le lac aux oies sauvages

(Nanfang chezhan de juhui)

2019

de: Yi’nan Diao

avec: Ge HuLun-Mei KweiFan Liao

Voilà 5 ans que nous étions sans nouvelles du cinéaste chinois Yi’nan Diao. Après le polar “Black Coal”, un film d’auteur à l’ambiance noire et au style singulier, il nous revient aujourd’hui avec “Le lac aux oies sauvages”. L’occasion de constater que le réalisateur n’a rien perdu de sa patte originale et inimitable. Réfraction autour d’un film réservé à un public de cinéphiles endurcis (tel que nous) mais qui se révèle propice à l’interprétation et à la réflexion.

Ni un thriller ni un polar, “Le lac aux oies sauvages” est un film élitiste. Une expression qu’on rechigne souvent à utiliser, car elle impose une forme de mépris du grand public, mais qui s’applique parfaitement à l’oeuvre de Yi’nan Diao. Son film est un véritable essai, confinant parfois à l’abstrait. Aborder ce nouveau long-métrage, c’est s’aventurer dans l’esprit de son auteur, et s’éloigner fortement d’un cinéma de divertissement facile.

Au coeur de cette histoire, la trajectoire de Zenong Zouhou (Ge Hu), un gangster notoire en cavale suite au meurtre presque accidentel d’un agent de police, après un affrontement avec une bande rivale. Se sachant condamné à court terme, il va tenter d’organiser sa capture avec le concours d’une prostituée, Aiai Liu (Lun-Mei Kwei), afin que cette dernière touche la récompense promise par les forces de l’ordre et en donne une partie à la femme de Zenong.

Ces deux acteurs vont totalement éclabousser le film de leur talent. Ge Hu donne une véritable profondeur à son personnage simplement à travers des postures ou des sentiments que l’on devine subtilement derrière son visage froid. Lun-Mei Kwei est elle davantage dans l’émotion brute, contrebalançant un peu la performance de son partenaire, mais sans pour autant dépareiller de l’ambiance générale sobre du film. Elle est tel un animal pris dans les phares d’une voiture condamnée à l’écraser.

Notre anti-héros en fuite, le cinéaste l’impose comme le seul garant des valeurs humaines fondamentales. Autour de lui gravite voyous sans morale et policiers prêts à en découdre sans réfléchir: la frontière entre ces deux camps opposés est bien souvent volontairement imperceptible. Zenong est le dernier adepte de principes moraux qu’une société sans âme abandonne progressivement. Sa cavale et sa condamnation certaine à court terme devient presque un message politique si on interprète ce symbole. Ce thème au coeur du film est difficilement accessible à une audience plus habituée à la détente qu’à la réflexion, mais une fois assimilé, un nouvel angle s’offre à nous.

« l’égoïsme pur! »

Pour appuyer son propos, Yi’nan Diao va étaler tout son talent incroyablement riche de réalisateur. Le plus marquant, c’est sans doute la maîtrise dans l’utilisation de la lumière dont fait preuve le cinéaste. Très majoritairement de nuit, comme pour appuyer le crépuscule philosophique de son protagoniste principal, le film va éparpiller des couleurs acidulées et fluorescentes à la faveur des néons de cette ville. S’en dégage une ambiance unique, donnant le sentiment d’un monde factice où seul Zenong est encore humain. Un procédé d’ordinaire réservé au cinéma de science-fiction, mais qui donne ici une patte toute particulière à l’œuvre. Dans ce contexte visuel, les rares passages de jour sont comme des virgules féeriques. “Le lac aux oies sauvages” est un chef-d’œuvre d’utilisation de la lumière dans le 7ème art, et appuie des prises de vues jamais hasardeuses, aux cadrages toujours réfléchis.

Maestria aussi dans le montage: le cinéaste impose un rythme lent à son œuvre, qui là aussi ne pourra pas contenter le grand public. C’est pourtant une véritable volonté de s’étendre, d’offrir un environnement propice à la réflexion autour de son personnage principal. Un reniement totalement volontaire du cinéma de grand spectacle car les seules exceptions où le montage se fait d’un coup plus rapide, à l’extrême même, sont les scènes les plus violentes. Avec ce procédé, mais aussi dans les chorégraphies des affrontements, Yi’nan Diao donne immédiatement un sentiment totalement voulu de grotesque à ces instants: le réalisateur n’est pas là pour assouvir les envies d’action du public, et il lui retire ce plaisir à dessein.

Le montage sonore n’est pas en reste non plus, et osons même le qualifier d’exemplaire. C’est un concept parfois difficile à saisir pour le spectateur, mais dans “Le lac aux oies sauvages” ce pan de la réalisation est d’une maîtrise absolue. Chaque bruitage est calculé, dans sa forme sonore comme dans le timing avec lequel le cinéaste le délivre. C’est parfois une annonce, parfois une récurrence, parfois un choc: l’œuvre est une expérience sensorielle autant visuelle qu’auditive.

Plus qu’un film, “Le lac aux oies sauvages” est l’affirmation d’un auteur et la confirmation d’un talent. Si son message est déjà très souvent fragile et difficile à saisir pour les cinéphiles endurcis, le public en quête de divertissement peut aller voir ailleurs. Mais pour nous, adeptes de la réflexion poussée, le talent de réalisateur de Yi’nan Diao est incomparable.

Spike

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