1990
(The Comfort of Strangers)
Réalisé par: Paul Schrader
Avec: Rupert Everett, Natasha Richardson, Christopher Walken
D’ordinaire scénariste de ses propres réalisations, Paul Schrader, notre fil rouge de ce mois de novembre, faisait pourtant entorse à cette règle en 1990 avec “Étrange Séduction”, ou le mieux nommé en langue originale “The Comfort of Strangers”, adaptation d’une nouvelle de Ian McEwan. Le cinéaste a sûrement vu résonner en lui cette histoire à une échelle très intime tant le long métrage est dans la continuité de sa filmographie, et il est vrai que plusieurs obsessions schraderiennes se manifestent sur la pellicule, telle la manipulation ou la perte de contrôle. Toujours est-il qu’il ne s’occupe même pas de l’adaptation scénaristique, confiée elle au respecté Harold Pinter. Un changement dans les méthodes de travail de Paul Schrader qui pose plusieurs problèmes. Si l’esthétique léchée et certaines thématiques inhérentes au metteur en scène sont bien visibles, sa direction et son personnage principal, que ni lui ni son interprète Rupert Everett ne réussissent à parfaitement cerner, condamnent le film au rang d’œuvre anecdotique.
Cet homme si mal défini, c’est Colin, un anglais en vacances à Venise en compagnie de sa petite amie Mary (Natasha Richardson). Alors que le couple cherche un second souffle qui les sortirait de leur impasse émotionnelle, nos deux héros font la connaissance de Robert (Christopher Walken), un homme fascinant mais redoutable. À la fois confident et figure paternelle autoritaire, Robert convie Colin et Mary dans sa demeure luxueuse, pour faire la connaissance de son épouse Caroline (Helen Mirren). Un dangereux jeu d’influence se noue alors entre les deux duos, alors que les plus âgés apparaissent au fil du récit comme un futur possible des plus jeunes.
C’est sur ce point précis que la touche de Paul Schrader s’exprime. Le réalisateur définit un système clair et établit dans son film, il offre une représentation du patriarcat et l’érige comme modèle dans “Étrange Séduction”. L’intelligence du réalisateur réside dans le vice qu’il insuffle à ce régime strict. Dans les élans profondément violents de Robert apparaissent les fantômes de cet ordre inadapté. On ressent devant ce personnage des sentiments proches de ceux qu’on éprouve devant une image du fascisme. Sa rigueur morale oppresse, on se sent profondément mal à l’aise devant cet épouvantable exemple. Pourtant, on ne retrouve pas réellement la retenue habituelle, le flou schraderien qu’on évoque durant tout ce mois de novembre, qui laisse un degré supplémentaire à l’interprétation. Le culte de l’homme comme dominateur naturel de la femme, et la critique logique qui en découle, sont trop ouvertement livrés.
Ici tout est donné de but en blanc, le plus souvent dans des tirades qui manquent de naturel dans leur écriture tant les personnages se lancent dans de grands débats philosophiques, à travers des déambulations interminables. Si Natasha Richardson, Helen Mirren, et surtout Christopher Walken, bien mieux servi que les autres, font de leur mieux dans ce guêpier, tout repose sur un Rupert Everett incapable de retranscrire la plénitude de son rôle. Au lieu de jouer le tiraillement, il joue la neutralité et ne construit dès lors aucun affect. Quand en plus c’est lui qui remplit la promesse mercantile de voir des corps relativement dénudés, encore que Schrader s’y refuse assez, on sourcille tout de même.
Alors que reste-t-il de consistant finalement dans cette opposition de couples ? D’abord la mise en image particulièrement élégante et riche de Paul Schrader. S’il se perd dans son histoire, le metteur en scène a au moins le bon goût de rendre grâce à un Venise de tous les mystères. Il redouble même d’intelligence à un moment clé du récit : alors qu’on vivait une imagerie très touristique de la ville italienne jusqu’alors, la nuit chez Robert marque un tournant. Dès lors, Schrader, aidé par Badalamenti en subtil narrateur musical, s’appuie sur des éléments plus orientaux. On a presque l’impression qu’on change de pays et d’époque avec cette mécanique.
L’autre geste d’artiste profondément marquant réside dans la ponctuation finale de l’œuvre. Outre une réalisation bien plus maîtrisée que le reste en terme de rythme dans cette ultime séquence, Paul Schrader réussit à faire la synthèse d’un couple dominé par l’homme, et de tous les reproches qu’on peut lui adresser, non pas à travers une action, mais à travers le non accomplissement d’un destin. C’est presque un pied de nez à ce moment du récit, une espèce de cri de liberté qui résonne efficacement. Pas de quoi donner plus d’intérêt à l’ensemble, mais au moins une conclusion satisfaisante.
Schrader se perd un peu dans “Étrange Séduction” et on note une fracture entre la confection du scénario et sa mise en image. Restent tout de même quelques émotions proches de celles qui animent notre mois.